Aimer : aimer jusqu’où ? Aimer, dit Jésus, à la mesure de Dieu ; plus exactement : à la mesure de notre Père céleste. Aimer parfaitement, comme le fait notre Père. Aimer ainsi mène loin.
Jésus explique. Aimer ceux qu’on aime, ce n’est pas très difficile. Les publicains le font. Les publicains, ici, çà veut dire les derniers des derniers, les gens de la pire espèce. Tous nous aimons ceux qui nous aiment.
Les gens saluent aussi leurs frères et les aiment. On a tous immédiatement une attention particulière pour ceux de notre bord, pour ceux qui font partie du même groupe que nous, pour ceux avec qui on a une certaine affinité, frères de sang, frères d’esprit et d’idées.
Jésus va plus loin. Il demande ce que demandait la Loi de Moïse, dans le Lévitique que l’on a lu en 1ère lecture : il s’agit d’aimer le prochain. Et ce prochain, c’est tout homme rencontré sur notre chemin, comme ce blessé dont le Samaritain s’approche, loin de changer de trottoir.
Ici, dans ce discours, Jésus est radical. Il proclame : « Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent. » Aimer l’ennemi ne va vraiment pas de soi.
Cependant l’homme en est capable. Parmi les chrétiens, on peut rappeler ici la manière dont le Frère Christian de Tibhirine pardonnait à celui qui allait le frapper, le mettre à mort.
« J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint. » « Oui, pour toi aussi, l’ami de la dernière minute, je le veux ce « Merci »… Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. »
Ce pardon de la dernière heure est le fruit d’une vie. D’une vie nourrie de la rencontre d’autres vies. Et en particulier de cet homme rencontré au cours du premier mois de son service militaire en Algérie, bien des années auparavant. Avec cet homme musulman, il a vécu « une amitié paisible et confiante qui avait Dieu pour horizon ». Cet homme incapable de trahir ni ses frères ses compatriotes, ni ses amis, mettait sa vie en jeu malgré la charge de ses dix enfants. Il a exprimé concrètement ce don en cherchant, dans un accrochage avec ses frères, à protéger son ami. Le lendemain, cet homme son ami était retrouvé assassiné.
Cet homme était allé jusqu’à donner sa vie. Christian a dû en être ému jusqu’au fond, mais, par-delà l’émotion, il s’est laissé transformer par ce geste, il l’a laissé résonner en lui toute sa vie, il y a reconnu le geste même du Christ, et il a reçu de cet homme sa vocation de vie donnée à Dieu et à l’Algérie.
Aimer nos frères, aimer nos ennemis, n’est pas rien. Mais ce sont les vraies profondeurs de l’être qui affleurent alors. L’amitié, le pardon, l’amour des ennemis révèlent la beauté du cœur humain ; ils laissent deviner la beauté du cœur de Dieu.
Père Abbé