Le 29 mai 1918, première visite des lieux par deux moines réfugiés à Watou. Aucun moine n’était monté à l’abbaye depuis le 27 avril, et aucun n’avait donc vu les dégâts des bombardements, spécialement le bombardement du jeudi de l’Ascension, 9 mai 1918.
Les deux moines sont le Père Jean, Prieur, et le Père Étienne. Le compte-rendu ci-après est extrait du rapport que rédigea le Père Jean après la visite.
Un soldat casqué et décoré nous aborde, alors que nous approchons du monastère, près de chez Jourdin. Il nous fait remarquer des trous de 60 cm ou plus. Ce sont des trous faits pas des obus toxiques, n’y mettez pas les pieds !
Bientôt la clôture du monastère apparaît, les murs sont renversés par endroits. En passant près du grand estaminet, nous remarquons qu’il est éventré et que les toits sont bien endommagés. La chapelle de Saint Constance, de loin, semble intacte, mais un obus tombé près de la porte d’entrée du monastère a défoncé le mur de la chapelle du haut en bas sur une largeur de quelques mètres. Saint Bernard, comme l’a dit le correspondant du Petit Journal, a eu la tête enlevée, mais il est toujours à son poste.
Avant d’entrer dans l’hôtellerie, nous constatons que sauf de rares exceptions, les toits n’ont plus de tuiles ni d’ardoises, et les fenêtres n’ont plus de vitres ni même, pour la plupart, de boiseries.
En entrant dans l’hôtellerie, le parloir 8 (le plus proche de l’entrée après le porche, dans le bâtiment ancien) est mal arrangé, on y a vue sur le jardin de l’hôtellerie, car un obus a enlevé le coin de mur de clôture, les cabinets et le mur contre lequel ils étaient appuyés. Les autres places sont moins endommagées. Les grandes fenêtres de la nouvelle hôtellerie nous laissent apercevoir ce qui reste de la sacristie. Plus grand-chose : à deux endroits les murs se sont écroulés. Sans nous arrêter plus longtemps, car les boches commencent à nous ennuyer, nous montons l’escalier de pierre.
La chapelle de Saint Joseph (qui se trouvait en haut de cet escalier, sur la gauche, là où il y a maintenant le palier de l’ascenseur et l’escalier) n’a pas trop souffert, Notre Dame de la Treille est toujours là dans le cloître (le narthex d’aujourd’hui faisait à l’époque partie du cloître, les hôtes hommes n’avaient accès qu’à la tribune). Mais en face de la porte de l’église se trouve un tas de décombres haut de deux mètres; C’est le pignon surmonté de la Sainte Vierge qui s’est écroulé, passant à travers la tribune et perçant la voûte. La statue a été projetée dans l’église même, ce n’est qu’une masse verdâtre. Un visiteur a ramassé la moitié de la tête et l’a placée sur une chaise dans le cloître.
Nous passons ; la chambre du Père-Maître des convers (l’actuel bureau du Père Prieur) est bien aérée, elle a le ciel en guise de plafond et avec une échelle on pourrait se rendre au vestiaire (actuel scriptorium du noviciat). La chambre du Prieur (l’actuel bureau du Secrétaire) a le plancher couvert de 50 cm d’objets brisés de toutes sortes. Des pièces de mobilier sont à la porte. Dans la chapelle abbatiale (l’actuelle salle du Conseil), au milieu des décombres, gît la statue brisée du Sacré-Cœur. Les deux autres places (le bureau du Père Abbé) semblent ne pas avoir tant souffert.
Plus loin, le mur du chapitre des frères convers qui est en face de la porte de notre Père Abbé est disparu ; on pourrait entrer par là. Nous ne nous y hasardons pas, car des objets menaçants pendent à travers le plafond. Tout en marchant, l’aumônier répète : ils se sont acharnés contre votre monastère. Nous jetons un coup d’œil sur le préau, il s’y trouve au moins trois grands trous. La statue de la Sainte Vierge a disparu.
L’escalier de pierre est encore là, et semble n’avoir pas trop souffert, il en est de même du lavoir rouge (qu’on appelait « lavabo-fontaine » et qui fut démoli en 1995 lors de l’aménagement des nouveaux bureaux de la fromagerie ainsi que des lavabos-sanitaires au-dessus de l’ancienne étable).
Nous nous dirigeons vers le réfectoire, en passant je remarque un grand jour dans une salle, est-ce le grand parloir (l’actuelle « salle des coules ») ou l’ouvroir ? Je ne le sais plus, mais on y voit le ciel entre les sommiers de fer tordus (le grand dortoir se trouvant au-dessus, ce sont des lits qui pendent dans le vide…). Au réfectoire il y a aussi un grand trou dans la muraille, entre la chaire et le fond.
L’escalier de bois a disparu dans les décombres. Le mur extérieur est tombé et je ne sais où est parti le haut de l’escalier qui menait au grenier.
Nous allons au chapitre. Le sol est jonché de livres, cahiers, etc., mélangés de morceaux de verre et de plâtre. Les bancs sur les côtés sont séparés de la muraille de quelques centimètres ; la voûte est encore entière. Une grande partie des livres a été enlevée par un capitaine d’artillerie bienveillant. Il en reste cependant encore, en particulier les commentaires sur la Sainte Écriture.
Des fenêtres du chapitre, il semble que seul le côté du cimetière où sont enterrés les religieux non prêtres a été touché (la moitié Ouest du cimetière) ; la haie est brisée et quelques croix sont abattues, le reste paraît intact. Il n’en est pas de même du jardin qui est bien endommagé. On ne voit plus rien du moulin (le moulin de pierre qui se trouvait près du calvaire derrière la grotte de Lourdes).
Survient un commandant qui nous prévient qu’un prêtre-soldat a envoyé à Oudezeele les objets du culte appartenant à Saint Constance. Il nous recommande de ne pas séjourner plus longtemps dans le monastère, car les obus se font plus drus. Avec lui nous allons jeter un coup d’œil sur l’église. Les murailles sont encore debout et paraissent encore solides, sauf le pignon où la rosace menace de tomber. Au-dessus du chœur des convers et de celui des choristes, il n’y a plus de toit (la totalité de l’église était occupée par les moines, au fond les convers, au milieu les choristes, devant le sanctuaire. Les hôtes hommes participaient aux offices depuis la tribune). Les stalles sont démolies et les belles portes en chêne gisent par terre. L’horloge est installée sur les degrés du presbytère, mais le clocher et les cloches sont encore à leurs places, ainsi que le toit jusqu’au chevet. Le chevet et l’abside sont découverts. Le maître autel est brisé jusqu’à la hauteur du tabernacle. On aperçoit le tabernacle coffre-fort et les boiseries qui l’entourent.
Quelques obus éclatent encore, le commandant nous engage à sortir sans monter à l’étage, et nous quitte en nous recommandant de ne pas stationner dans les cours, le concert en effet va crescendo et se rapproche.
Nous jetons un regard sur le bureau ; l’obus qui en avril avait détruit la niche à chien avait aussi brisé la fenêtre du bureau. Extérieurement tout est dans le même état.
Le nouveau gazogène est toujours là, mais le moteur, les accumulateurs, les machines-outils de la forge et de la menuiserie ont été expédiés à Dunkerque. Les façades des ateliers sont fortement endommagés par des éclats d’obus tombés dans la cour.
Le plancher et la toiture du bâtiment qui va du monastère à la fromagerie ont été enlevés par un obus tombé à l’entrée de la cour de la ferme. La partie de la fromagerie qui est dans cette cour est complètement détruite. L’étable n’a plus beaucoup de tuiles, mais la grange et le grenier à houblon sont encore en bon état. On dirait seulement qu’un vent violent a enlevé quelques pannes. La cour de l’abreuvoir a plusieurs trous d’obus, le toit qui couvrait le fumier a disparu.
La buanderie semble intacte ainsi que la boulangerie, il y a un grand trou au-dessus de la place où se trouvaient les fagots, l’écurie n’a qu’une petite échancrure.
Après un coup d’œil rapide nous sortons par la porte de derrière. De là un regard sur nos champs de la route de Caestre. Tout y pousse bien. Le trèfle a déjà été coupé en partie, les pois viennent bien et les chardons encore mieux…