Funérailles de Frère Jean-Marc de Marneffe

1ère Lect : Romains 5, 6b-11                                     Evangile : Luc 24, 13-35

 

 

 

Deux disciples faisaient route, et voici que Jésus s’approche d’eux, marche avec eux. Au cours du voyage, il se fait reconnaître. Nous tous faisons route nous aussi, cahin caha, vers des Emmaüs divers, et le Seigneur Jésus nous accompagne et, comme il le veut, à l’heure qu’il veut, il se fait reconnaître. C’est une longue histoire.

 

On peut dire que les pas de Fr. Jean-Marc et de Jésus se sont croisés depuis toujours, depuis sa famille et ses études ; puis il est entré au noviciat jésuite. Après la longue formation prévue par la Compagnie, il a été pleinement engagé dans la mission au Congo. Par rapport à cette continuité, la chronologie montre un brusque changement avec son entrée dans cette abbaye en 1981. Ce tournant surprenant n’a pas dû aller de soi. En tout cas, les difficultés n’ont pas manqué. Et sans doute en avons-nous un indice dans les passages qu’il fit dans d’autres monastères avant de repartir au Congo aider une jeune fondation de trappistines. Et ce fut ensuite de nouveau la stabilité au Mont des Cats jusqu’à ce passage, cette ‘Pâque en Dieu’ qu’il vient de vivre.

 

La succession des faits ne dit rien. Elle pose même plus de questions qu’elle n’en résout. La lumière est ailleurs. Justement dans le fait que le Seigneur Jésus marchait à ses côtés depuis longtemps, et qu’à un moment donné, il s’est fait reconnaître de lui, le laissant « brûlant », comme Luc le dit des disciples d’Emmaüs. Fr. Jean-Marc l’a confié par écrit à son Père Abbé, D. Guillaume.

 

Un soir de février 1971, lors d’un temps de retraite, au cours d’une méditation de l’Ecriture, « un bouleversement intérieur total le saisit », dit-il. « Comme S. Paul jeté à bas de sa monture sur le chemin de Damas. Pas de dialogue, ici. Seulement saisi intérieurement, bouleversé, remué jusqu’au fond de l’être. Il demeure là, des heures durant, assis à sa table, le cœur saisi… » « Joie jamais encore perçue à ce niveau. Une joie profonde, indescriptible, qui ne peut s’exprimer que par des pleurs… Le lendemain, même état… Et c’est le retour à la maison. Rien n’éveille l’attention. Tout est habituel pour les compagnons, la communauté. » « Et pourtant, rien n’est plus pareil. En trois secondes, en ce soir de février,         pour lui, le monde entier a changé. Le Seigneur a fait de lui, en quelque sorte, un homme nouveau ».

 

Plus tard des lectures sur la vie spirituelle lui parlent d’une série d’obstacles et de pièges qu’il a évités, il ne sait comment, et il conclut : « Quelqu’un l’a conduit par la main, qui lui a fait parcourir ce chemin périlleux, sans tomber ni à droite ni à gauche. » Ce Quelqu’un qui est là, « a toujours été là, discret, inconnu mais présent ». Qui ? Sinon ce Jésus de la route d’Emmaüs, « compagnon de tous les instants, dans une discrétion inimitable ».

 

Dès 1971, Fr. Jean-Marc songe à la Chartreuse et à La Trappe, mais il se donne dix ans avant de prendre une décision. Il entrera de fait au Mont des Cats la veille de la fête de Ste Thérèse d’Avila le 14 octobre 1981. « Tout se passe normalement, comme prévu, écrit-il. Mais à l’intérieur, c’est la révolution, c’est le cataclysme, c’est la catastrophe ». Douleur et souffrance. « Il ne ressent rien. Un vide. Pour lui, le monde a basculé et toute sa vie est détruite. Il n’en reste rien. Totalement désemparé, il suivra mécaniquement l’horaire et les activités de la vie monastique ». Le Jeudi Saint suivant, « devant le Saint-Sacrement, en lisant les récits de la Passion, tout à coup, sans raison, ‘comme çà’, écrit-il, la chape de plomb qui lui pesait sur les épaules est tombée. Elle a disparu : heureux, à nouveau dans la joie et le bonheur du Seigneur ».

 

En 2009, Fr. Jean-Marc voit un nouveau seuil franchi. Il avait jadis, dit-il, le sentiment de savoir où se diriger, de comprendre clairement ce que le Seigneur lui donnait, lui demandait. A présent, ce n’est plus le cas… Il ignore tout du lieu vers lequel le Seigneur désire le voir se diriger… Il ne sait plus, vraiment !

 

Il voit là « une aventure inattendue, encore nouvelle… Il demeure là, immobile, en attente… Se rendant parfaitement compte que c’est toujours la même quête qui se poursuit. Toujours vers le même Seigneur. Tout comme elle n’a cessé de se développer depuis 38 ans maintenant. Mais il croit reconnaître aujourd’hui une mutation, un changement qu’il soupçonne être très profond. Et il est ainsi devant une inconnue. Pas tout à fait inconnue, parce que demeure l’intuition… que cette voie nouvelle est celle même du Seigneur ».

 

 

 

Cet inconnu se révélera vers l’automne avec la découverte de la maladie déjà très avancée. Et dans les tout derniers jours, ceux de l’effondrement du corps, aux jours de faiblesse, il aimera entendre et ré-entendre ces lignes du Moyen Age.

 

« Souvent, au travers d’un long silence, de supplications instantes, de gémissements répétés, nous implorons d’entrer dans le resplendissement de la lumière intérieure, et nous n’obtenons pas d’être admis à ses délices.

 

« Souvent nous ne faisons rien de tout cela, et tout à coup, tout à coup, la grâce divine vient au-devant de nous, elle nous prend au plus profond de notre faiblesse et nous relève, elle nous emporte très haut et, au moment où nous l’attendions le moins, nous fait voir le resplendissement de sa lumière. »

 

 

 

Jésus a rejoint Fr. Jean-Marc sur la route ; il lui a été présent, absent aussi selon les heures. Et, au bout du chemin, il l’a emporté avec lui comme un vieux compagnon de route. Il l’a emporté avec lui, mais Jésus n’a pas pour autant quitté nos routes à nous. Au contraire, ses pas, son souffle, sa présence, sa vie d’amour n’en sont que plus profondément inscrits dans notre terre, dans notre chair.

 

Que nos yeux s’ouvrent, et que nous puissions nous aussi le reconnaître ; et le dire à nos proches, et lui rendre grâces comme en cette Eucharistie.

 

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