Solennité de Saint Bernard

Est-il possible, aujourd’hui encore, de devenir saint, quand on est Abbé, ou que l’on exerce quelque responsabilité dans une communauté monastique? Les dernières béatifications de moines et de moniales, dans notre Ordre, nous poussent à nous interroger de manière un peu provocante, en ce jour où nous célébrons notre père Saint Bernard. En effet, ces moines et moniales, la plupart du temps incapables d’exercer la moindre responsabilité, dociles comme des enfants, sont presque tous morts dans la fleur de l’âge.

En constatant simplement cela, on pourrait donc se demander si Saint Bernard, qui vécut longtemps pour son époque, qui fut Abbé dès sa jeunesse et jusqu’à sa mort, et qui exerça de lourdes responsabilités dans l’Eglise de son temps, serait aujourd’hui canonisable? La question pourrait nous faire sourire, si elle n’avait été posée par tous ceux qui ont essayé d’éclairer la personnalité de cet homme inclassable. Certes, nous admirons ses écrits, nous citons volontiers ses oeuvres, mais serions-nous prêts, aujourd’hui encore, à accepter que la sainteté puisse aller de pair avec des fonctions de gouvernement, des prises de position parfois tranchées, des conflits souvent marqués par la rivalité et la souffrance?

Et la question qui se pose alors à nous est bien plus provocante que nous n’aurions pu l’imaginer. Serions-nous prêts à accueillir cette sainteté incarnée, passionnée, où la force, la violence, l’exubérance ont aussi leur place? Notre siècle a peur des fortes personnalités, des personnages au caractère bien trempé et qui osent contredire l’esprit du temps. Quelle est donc cette sainteté, si étrange à nos yeux, qui emporta l’enthousiasme de tous ces jeunes hommes qui se pressaient à la suite de Bernard, pour entrer au monastère de Clairvaux?

De cette vie tumultueuse et hors normes, je voudrais retenir un double événement, à mon point de vue fort significatif, auquel Guillaume de Saint Thierry fait allusion, dans sa vita prima, lorsqu’il évoque sa première rencontre avec celui qui deviendra son inséparable ami. Peu avant cette rencontre, Bernard, jeune Abbé plein de fougue, n’en peut plus. Il est complètement découragé. Il a perdu le contact avec ses frères qui ne le comprennent pas, et qu’il ne comprend plus. Il s’isole alors, et, au cours d’une vision, nous dit Guillaume, il vit une véritable conversion intérieure, il s’humanise en accueillant la fragilité de ses frères: d’Abbé, il devient Père.

Mais cela ne suffit, car si Bernard se fait désormais comprendre de ses frères, il ne se comprend plus lui-même. Trop dur pour lui-même, il en tombe malade. Bernard découvre alors sa propre faiblesse. En touchant ainsi les limites de notre humanité, celle de ses frères et la sienne, il découvre en fait cette grâce de l’Incarnation, où Dieu a choisi de descendre parmi nous pour nous ramener à Lui. Désormais, la faiblesse et les passions humaines ne sont plus un obstacle, un pis-aller, mais elles sont devenues la voie royale de notre salut.

Et c’est dans l’Ecriture, la Parole de Dieu faite chair, que Bernard va explorer cette voie nouvelle, en commentant surtout le fameux Cantique des Cantiques. Car l’Ecriture est pleine de cette humanité violente et passionnée, lourde de cette terre dont Adam fut autrefois modelé. Mais elle est surtout pleine de cette Présence bienveillante qui révèle la profondeur de l’amour de Dieu pour nous. La vie quotidienne, les labours, les moissons, les fortes amitiés et les pires contradictions, les confrontations les plus dures et les  patientes réconciliations deviennent désormais son chemin de sainteté, et donc aussi le nôtre.

Bernard, Abbé, est devenu Saint Bernard, non pas en s’évadant, non pas en fuyant, mais en embrassant, à bras le corps, cette dure réalité de son temps, qui n’était pas plus facile que le nôtre. C’est en devenant humain, profondément humain, simplement humain, mais à la manière dont Dieu Seul est vraiment humain, en Jésus, qu’il nous a ouvert un chemin original de sainteté.

Ce chemin n’est certes plus très à la mode, aujourd’hui, car il faut y combattre, se donner, se salir les mains. Peut-être est-ce d’ailleurs la raison pour laquelle il attire si peu. Mais peut-être est-ce aussi la raison pour laquelle nous devons lui demeurer fidèles. C’est au milieu des arbres, dans les dures réalités de ce monde, que Saint Bernard a enraciné cette mystique de l’Incarnation qui nous fait toujours vivre, et qui fait de nous, moines et des moniales cisterciens, les messagers silencieux de cet amour invincible de notre Dieu pour toute la Création.

 

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